Dans sa Briève instruction pour armer tous bons fidèles contre les erreurs de la secte commune des anabaptistes, le réformateur Jean Calvin aborde la question du baptême, et il est intéressant de comparer son argumentation avec celle qu’a développée l’anabaptiste Félix Mantz en 1524 dans sa Protestation et défense. L’un appartient à la réforme magistérielle, l’autre appartient à la mouvance anabaptiste. L’un se fait le défenseur du baptême des enfants, l’autre le rejette. Et tous deux affirment avec conviction se fonder sur l’Ecriture!
Les circonstances de l’argumentation
Les deux textes présentent tout d’abord une différence dans le ton. Le texte attribué à Félix Mantz est une lettre adressée au conseil de la ville de Zurich. Il y fait donc preuve de déférence, aussi bien envers ses destinataires qu’envers ses adversaires, et s’il n’y était pas porté naturellement, les circonstances le lui imposaient. Ainsi, lorsqu’il accuse Ulrich Zwingli d’hypocrisie en affirmant ignorer pour quelle raison il ne professe pas ce qu’il croit réellement à propos du baptême, il l’appelle Maître et ne le traite pas en termes injurieux, mais cela ne l’empêche pas de porter le soupçon sur l’attitude du réformateur zurichois: «Je suis sûr que Maître Ulrich Zwingli a aussi compris le baptême de la même manière et qu’il le comprend même mieux que nous. Je ne sais toutefois pour quelle raison il ne la fait pas connaître.»
Jean Calvin, lui, ne s’adresse pas à une autorité avec l’intention de solliciter sa bienveillance. Son objectif est «d’adviser les simples que c’est une calumnie impudente à ces phantastiques» que de rejeter le baptême des enfants. Il cherche à réfuter l’article 1 de la Confession de Schleitheim. Les termes qu’il emploie sont marqués par la volonté de rabaisser et discréditer les adversaires. Ils peuvent être méprisants.
La question de l’ancienneté
Dès le début, les deux auteurs abordent, mais assez rapidement, la question de l’ancienneté historique de la pratique du baptême des enfants. Lorsqu’il résume les positions en présence, Félix Mantz se range du côté de ceux qui «pensent savoir et croient sur la base du témoignage divin, que le baptême des enfants est chose mauvaise, fausse, sortie et imaginée de l’Antichrist, c’est-à-dire du pape et de ses adhérents». On note tout de suite la «diabolisation» ainsi faite de la position adverse: celle-ci n’est rien moins que celle de l’Antichrist! Sans avoir, de prime abord, l’aspect méprisant des appellations calvinistes, les expressions auxquelles recourt l’auteur anabaptiste sont tout aussi porteuses de discrédit.
L’aspect historique est le premier que traite aussi Jean Calvin. Il faut dire que l’article 1 de la Confession de Schleitheim mentionne le fait que le baptême ne doit pas être distribué aux petits enfants «comme on l’a faict au Royaume du Pape». Il affirme exactement l’inverse en disant que le baptême des enfants est «une saincte ordonnance tousjours gardée en l’Eglise Chrestienne» et qu’il ne date donc pas de la papauté. A l’appui de cette affirmation, il apporte le témoignage des docteurs et des anciens, mais sans citation précise, de sorte que l’argument paraît un peu léger.
Toutefois, ce n’est pas la question de l’ancienneté historique qui est la plus importante pour l’un ou pour l’autre. Jean Calvin l’affirme explicitement: «Au reste, je ne demande pas que l’ancienneté nous profite en rien pour l’approuver, sinon qu’elle se trouve fondée en la parolle de Dieu. Ie say que comme la coustume des hommes ne donne pas authorité au sacrement: aussi bien pour en user qu’il ne faut pas regler selon icelle.» Le sola scriptura de la Réforme est encore et toujours bien présent, et c’est effectivement sur la conformité de la pratique avec l’enseignement biblique que va porter la majeure partie des développements.
Les appuis bibliques
L’argumentation de Félix Mantz repose essentiellement sur l’enseignement et l’exemple de Christ. Il invite les autorités à faire pratiquer les sacrements tels que celui-ci les a prescrits et vécus. Et, de fait, c’est sur le Nouveau Testament exclusivement que repose tout le raisonnement tenu, et aux seuls ordres et exemples que celle-ci a donné. Cela est particulièrement clair lorsqu’il défie qui que ce soit de lui «montrer, sur la base d’un passage clair et véritable, que Jean, le Christ ou les apôtres, aient baptisé des enfants ou auraient enseigné qu’ils doivent être baptisés».
Calvin répliquera en parlant d’argument a silentio et en montrant des exemples (la possibilité pour les femmes de prendre la cène, ou pour les enfants de manger alors qu’ils ne travaillent pas) où ce type d’argumentation conduit à des aberrations. Ainsi donc, lorsque Mantz mentionne la volonté de «laisser parler l’Ecriture sans rien y ajouter ni en retrancher», celle-ci se retrouve en quelque sorte limitée aux seuls écrits de la nouvelle alliance.
Jean Calvin, de son côté, fait partir l’argumentation de beaucoup plus loin: de Genèse 17 plus précisément. Et il examine les rapports – la continuité, faudrait-il dire – entre l’ancienne et la nouvelle alliance, aspect que Félix Mantz ne traitait pas dans sa «protestation et défense». Calvin discerne une certaine discontinuité entre Israël et l’Eglise, dans le sens où un Juif est, de son point de vue, «un homme estrange de l’Eglise Chrestienne», à l’instar d’un païen ou d’un musulman, mais son développement repose aussi sur la continuité de la validité des promesses de l’ancienne alliance jusque dans la nouvelle, et en particulier des promesses faites à un homme pour tout homme. La parole dite par Dieu à Abraham en Genèse 17.7 : «Je serai ton Dieu et celui de ta postérité après toi» est considérée comme valable pour les chrétiens aussi. Le raisonnement est en fait un raisonnement a fortiori. Ce qui a été accordé aux Juifs ne peut pas être refusé aux chrétiens: «Quiconque veut faire la grace de Dieu moindre envers nous et noz enfants, qu’elle n’a esté vers le peuple Iudaïque, fait une grande iniure à Iesus Christ, et le blaspheme.»
La conclusion est logique, pour Calvin: de même qu’Abraham a été circoncis à l’âge adulte, tandis que son fils Isaac l’était enfant conformément à l’ordre de Dieu, de même les parents chrétiens peuvent faire baptiser leurs enfants. En fait, il estime normal qu’un homme étranger à l’Eglise – ce qui était le cas de la première génération de chrétiens et des personnes concernées par les ordres de Matthieu 28 et Marc 16 – soit baptisé après avoir été enseigné dans la doctrine chrétienne, en témoignage que le Seigneur l’accepte parmi ses fidèles. «Mais puis que ceste promesse est faite à tout homme fidèle: Ie suis le Dieu de ta lignée (Gen 17,7), les enfans qui descendent de luy ont un autre privilège: c’est que Dieu les recongnoit comme siens, à cause de leurs pères.» En somme, c’est sur la base de l’alliance faite avec leurs pères et de la doctrine reçue par leurs pères que les enfants sont baptisés en bas âge.
Le sens du sacrement
On voit clairement que Calvin discerne une analogie entre la circoncision et le baptême, et l’on touche là au sens de ce sacrement. Assez rapidement, on constate que sa compréhension diffère entre les deux théologiens. Pour résumer grossièrement, on pourrait dire que l’un y voit un engagement de l’homme envers Dieu, tandis que l’autre le considère plutôt comme une promesse de Dieu à l’homme.
Plus précisément,
- Calvin estime que le baptême comprend la notion de repentance, ou renouvellement de vie, avec la promesse de la rémission des péchés, et que tel était le cas aussi de la circoncision (il le «prouve» à partir de textes du Nouveau Testament: Romains 6.6 ; Ephésiens 4.22 ; Romains 4.11 );
- Félix Mantz quant à lui, ne retient que l’aspect de signe de purification intérieure et de mort au péché: «A partir d’elles [les paroles du Nouveau Testament], j’ai clairement dégagé et je sais avec certitude que le baptême n’est rien d’autre qu’une mort au vieil homme et un revêtement du nouveau.»
L’absence de la notion d’engagement de Dieu envers l’homme dans la compréhension anabaptiste explique probablement en bonne part le refus absolu du baptême des enfants. Et Mantz est loin de tirer un parallèle avec la circoncision, car il souligne que Christ a été circoncis à l’âge de 8 jours et baptisé à l’âge adulte, et que nous devons suivre son exemple. Calvin, quant à lui, n’aborde pas la question de l’exemple de Christ, ni pour donner une explication à propos de sa manière de faire, ni pour dire qu’il faille suivre son exemple: c’est bien une préoccupation anabaptiste.
Les raisons du désaccord
La comparaison des deux textes permet de discerner, chez les deux auteurs, un désir de respecter la volonté de Dieu et une certitude bien enracinée de le faire, avec en parallèle la conviction tout aussi forte que l’autre «camp» est dans l’erreur et s’oppose à la volonté divine. Calvin l’exprime en disant: «C’est arguer contre Dieu, d’alléguer que cela contrevienne à raison, qu’un Sacrement, qui est tesmoignage de repentance et de salut, soit communiqué aux petits enfans», ou encore: «C’est disputer contre Dieu, de vouloir que la verité aille tousjours devant le signe». Félix Mantz n’est pas en reste: selon lui, il faut tenir le baptême des enfants comme «opposé à Dieu, une horreur au Christ, et un mépris de sa seule, vraie et éternelle parole».
Il peut paraître étonnant qu’avec une telle volonté de se plier au désir de Dieu, les deux hommes aboutissent à des conclusions opposées. Mais, sans rechercher d’éventuelles préoccupations politiques ou autres, il est manifeste que leurs perspectives de départ et leurs méthodologies sont différentes.
- Félix Mantz insiste sur l’exemple et les enseignements de Christ et de ses disciples, sur le Nouveau Testament; il ne prend peut-être pas suffisamment en compte l’Ancien Testament et l’éventuelle particularité de la première génération de l’Eglise.
- Jean Calvin, avec son esprit de systématicien, porte un regard d’ensemble sur la Bible et insiste sur une continuité de l’action et la volonté divine au cours des siècles; il force peut-être parfois l’analogie entre l’Ancien et le Nouveau Testament et occulte certains changements possibles.
Somme toute, leurs raisonnements démontrent la difficulté d’échapper à nos présupposés dans notre lecture de la révélation divine…