Récemment, un lecteur de la Segond 21 a exprimé son étonnement face à la contradiction qu’il y voyait entre le passage de Matthieu 5.22 où Jésus dit que celui qui «traite [son frère] de fou mérite d’être puni par le feu de l’enfer» et celui de Matthieu 23.19 où Jésus traite les spécialistes de la loi et les pharisiens de «fous aveugles». S’appuyant sur le Nouveau Testament interlinéaire grec-français de Carrez, il estimait que ladite contradiction aurait pu être évitée avec un peu plus de réflexion et de sagesse. Sa remarque permet d’aborder plusieurs éléments de la ligne de conduite suivie pour la traduction Segond 21.
1° Effectivement, le NT de Carrez ne porte pas la mention «fous» en Matthieu 23.19 , mais seulement l’interpellation «aveugles», suivant en cela le texte dit de Nestle-Aland. D’où vient le «fous» de la Segond 21?
Comme la plupart le savent déjà, la ligne adoptée pour la Segond 21 consiste, par souci d’honnêteté envers le lecteur, à indiquer autant que possible le texte porté par les diverses traditions manuscrites et à ne pas se limiter aux manuscrits minoritaires, suivis de façon quasi exclusive par la plupart des autres traductions françaises modernes. En Matthieu 23.19 , le codex Sinaïticus porte certes «aveugles», mais l’autre manuscrit minoritaire du IVe siècle – le codex Vaticanus – et les textes majoritaires portent «fous et aveugles». Les traducteurs de la Segond 21 n’ont donc pas inventé l’insertion de «fous»; ils ont suivi une partie des manuscrits grecs à disposition et précisé le contenu des différents manuscrits dans la Segond 21 avec notes de référence.
2° Même si l’on préfère suivre en Matthieu 23.19 le texte porté par le codex Sinaïticus, on n’échappe pas à la contradiction avec Matthieu 5.22 , puisque Matthieu 23.17 porte l’expression «fous et aveugles», et ce dans tous les manuscrits. Là, le NT de Carrez peut induire en erreur si l’on ne connaît pas du tout le grec, puisqu’il indique la traduction «fou» en Matthieu 5.22 et «insensés» en Matthieu 23.17 , alors que dans les deux versets il s’agit exactement du même terme grec: môros (sens premier: «émoussé»).
Les traducteurs Segond 21 ont estimé que l’apparente incohérence entre ces versets devait être résolue autrement que par l’insertion de traductions différentes, une telle insertion risquant d’éloigner les lecteurs du sens véritable de l’enseignement de Jésus. Ils ont estimé que la solution de la contradiction appartenait au domaine de l’interprétation et du commentaire, pas de la traduction proprement dite, et que le principe de fidélité à l’original devait l’emporter.
3° Pourquoi préférer la traduction de «fou» à celle d’«insensé», présente dans la NEG 1979? Parce que l’adjectif «insensé» ne s’emploie plus réellement pour des personnes, sauf si l’on veut dire qu’elles sont extraordinaires, étonnantes (le Petit Robert se fait le témoin de cette évolution de la langue française, source possible de confusions), alors que le terme de «fou» est encore et toujours synonyme de «déraisonnable», de «personne qui agit de façon peu sensée».
La Segond 21 n’a pas seulement pour objectif de rester proche de la formulation originale, elle cherche aussi à suivre l’évolution de la langue française afin d’éviter que la lecture du texte biblique aujourd’hui souffre de contresens et d’incompréhensions. Libre à chacun de juger s’il s’agit d’un manque de réflexion et de sagesse.
Viviane André