Les trois conceptions principales de l’Eglise

Selon que l’on se rattache à une Eglise catholique, réformée ou évangélique, on reçoit un enseignement différent à propos de l’Eglise.

 CatholiqueRéforméeEvangélique
Type d’Eglisemultitudinistemultitudinistede professants
Sacrementssignes efficaces de la grâcesignes et sceaux, promesses de Dieusignes et symboles, réponses humaines
Perspectives fondamentalesincarnation continuée
succession apostolique et infaillibilité
confusion Eglise-Esprit
dualité institution-communauté
Eglise invisible et Eglise visible
continuité AT-NT (théologie de l’alliance)
sacerdoce universel des croyants
notion d’engagement personnel
mise en relief de l’œuvre du Saint-Esprit
distinction des corps
Reproches possiblesanthropolâtrie
domestication de Dieu
tendance monophysite
dissolution de l’événement
minceur des fondements bibliques
malentendu de l’alliance
tendance unitaire
tendance au séparatisme
tendance à l’anarchie
tendance à l’orgueil

A. La conception catholique

Perspectives fondamentales

L’incarnation continuée

Dans la perspective catholique, l’Eglise est Jésus-Christ répandu et communiqué. Elle est à tel point une avec lui qu’elle subsiste «comme une seconde personne du Christ» et qu’en elle s’accomplit le prolongement de l’incarnation rédemptrice.

Le Christ est sacrement de Dieu, car son humanité est à la fois le signe et l’instrument corporel de la communication de la grâce. L’Eglise le prolonge justement comme tel et mérite d’être appelée Ursakrament, sacrement primordial. L’Eglise est l’instrument de la rédemption de tous les hommes.

Le Christ sanctifie par contact immédiat. Il lui faut donc l’intermédiaire d’une hiérarchie pour «toucher corporellement l’ensemble de l’humanité»; c’est une question de «contact sensible».

La succession apostolique

L’accent sur la succession apostolique est ancien et permettait de contrer les hérétiques en montrant la pureté de la doctrine de l’Eglise, du fait que ses prédicateurs pouvaient tracer une ligne jusqu’aux apôtres.

Le dogme de l’infaillibilité papale, quant à lui date de 1870 (Vatican I). L’infaillibilité du pape a des limites: il peut interpréter l’Ecriture, mais non ajouter; les encycliques ne sont pas considérées comme infaillibles. Depuis le promulgation du dogme de l’immaculée conception en 1854, le pape ne s’est prononcée qu’une seule foi ex cathedra, en 1950 pour le dogme de l’Assomption de Marie.

«Le Seigneur a fait du seul Simon la pierre de son Eglise. Il lui en a remis les clefs; il l’a institué pasteur de tout le troupeau. Cette charge pastorale de Pierre et des autres apôtres appartient aux fondements de l’Eglise. Elle est continuée par les évêques sous la primauté du pape. Le Pontife romain a sur l’Eglise, en vertu de sa charge de vicaire du Christ et de pasteur de toute l’Eglise, un pouvoir plénier, suprême et universel qu’il peut toujours librement exercer. Le collège ou corps épiscopal n’a d’autorité que si on l’entend comme uni au Pontife romain, comme à son chef.» (CEC 881-883).

«Pour maintenir l’Eglise dans la pureté de la foi transmise par les apôtres, le Christ a voulu conférer à son Eglise une participation à sa propre infaillibilité. Par le sens surnaturel de la foi, le peuple de Dieu s’attache indéfectiblement à la foi sous la conduite du Magistère vivant de l’Eglise. Le Christ a doté les pasteurs (i.e. magistère) du charisme d’infaillibilité en matière de foi et de mœurs. De cette infaillibilité le Pontife romain jouit du fait même de sa charge quant, en tant que pasteur et docteur suprême de tous les fidèles, et chargé de confirmer ses frères dans la foi, il proclame par un acte définitif un point de doctrine touchant la foi et les mœurs. L’infaillibilité promise à l’Eglise réside aussi dans le corps des évêques quant il exerce son magistère suprême en union avec le successeur de Pierre, surtout dans un concile œcuménique.» (CEC 889-891).

N.B.: Le fait que le pape est considéré comme plus qu’un primus inter pares est à l’origine de la rupture avec l’Eglise orthodoxe en 1054. Il est déduit de Matthieu 16.

Confusion entre l’Eglise et le Saint-Esprit

Dès le temps d’Irénée, on considère l’Eglise orthodoxe comme dépositaire du Saint-Esprit: «C’est le don de Dieu confié à l’Eglise… Car où est l’Eglise, là est l’Esprit de Dieu et où est l’Esprit de Dieu, là est l’Eglise et toute grâce.» Le baptême administré par un hérétique n’est pas valide, car seul celui qui possède le Saint-Esprit peut le conférer.

Les attributs de l’Eglise font d’elle, évidemment, l’arche du salut, son lieu et son moyen. Dans ces conditions la formule fameuse de Cyprien s’impose: «Hors de l’Eglise, pas de salut.»

La dualité institution-communauté

La dualité la plus importante est celle de l’institution et de la communauté, c’est-à-dire, comme on disait autrefois, du sacerdoce hiérarchique et du peuple laïc, de l’ecclesia docens (Eglise enseignante) et de l’ecclesia audiens (Eglise enseignée).

L’institution a priorité, puisque c’est elle qui fabrique la communauté. C’est comme structure sacramentelle que l’Eglise est mère et matrice des fidèles et leur dispense la grâce du Christ.

Mais la communauté est la grande redécouverte des théologiens contemporains.

Reproches possibles

L’anthropolâtrie

Les trois derniers dogmes promulgués concernent Marie et le pape, et ce n’est pas par hasard. Les meilleurs théologiens catholiques insistent sur l’union organique, indissoluble, de ces dogmes avec l’ecclésiologie. Or, dans ces deux cas, une tendance se révèle qui évoque irrésistiblement l’accusation suprême: celle d’anthropolâtrie; des honneurs et des pouvoirs sont conférés à l’homme qui nous semblent réservés à Dieu.

La domestication de Dieu

Le catholicisme attente à la liberté de Dieu, il retire à sa gloire, pour donner indûment à la créature ce qui revient à Dieu. Dans sa doctrine des oeuvres, en particulier des sacrements, l’Eglise dérobe à Dieu la gloire de sauver; dans sa doctrine du magistère, la gloire de révéler; dans la doctrine d’une «divinité» de l’Eglise, sa gloire d’être Dieu. Le péché fondamental du schéma de l’incarnation continuée est de prendre au Chef pour faire du corps la voie, la vérité et la vie

La tendance monophysite

La conception catholique a tendance à effacer la frontière Créateur-créature.

Le catholicisme a su rester orthodoxe quant à la personne du Christ, mais il accepte une conception monophysite de son oeuvre: le salut est compris comme divinisation, transmutation métaphysique; on est entraîné à le comprendre comme un effet de l’incarnation en elle-même (au lieu de l’oeuvre de l’incarné), et celle-ci comme un mélange de l’humain et du divin.

La dissolution de l’événement

En se prolongeant, cette critique en rejoint une autre, fort classique celle-là. le catholicisme dissout le «une fois pour toutes» biblique dans la continuité; l’événement se perd dans le processus.

Les catholiques oublient l’ascension. L’ascension souligne que l’oeuvre du Christ est achevée sur la terre et qu’il n’y a plus de continuité corporelle. Jésus est en outre ressuscité dans un corps physique, pas dans le corps de l’Eglise.

La Bible ne dessine pas un schéma de continuité linéaire (double: Esprit-institution); elle révèle deux missions très distinctes, celle du Fils, puis celle de l’Esprit, l’apostolat faisant charnière: les apôtres sont associés à l’oeuvre du Fils, pour délivrer la Parole de cet événement, et l’Esprit produit l’Eglise au moyen de cette Parole.

B. La conception protestante réformée

Le deuxième grand type ecclésiologique a surgi avec la Réforme dite «magistérielle», celle que deux nom suffisent à évoquer: Luther et Calvin.

Perspectives fondamentales

L’Eglise invisible et l’Eglise visible

La nouveauté que la Réforme apporte en matière d’ecclésiologie, ou, si l’on préfère, la vérité alors redécouverte, c’est la notion d’Eglise invisible.

Déjà les commentaires de Luther rédigés après 1513 font émerger une notion qu’Augustin avait partiellement admise: celle d’une Eglise dont la foi seule rend membre. Luther refuse d’appliquer au pape les paroles de Matthieu 16 (dans les 95 thèses, en 1517). En 1518, un sermon sur l’excommunication oppose l’Eglise invisible, véritable, et la prétendue Église visible. En 1519, il découvre (dans le texte de 1 Pierre 2) le sacerdoce universel, qui met tous les croyants au même rang (lettre à Spalatin du 18 décembre 1519). En 1520, Luther expose sa doctrine de l’Eglise: l’Eglise véritable est un rassemblement dans l’Esprit.

Calvin privilégie d’abord le thème de l’Eglise invisible. Le ministère, porteur de la Parole, précède l’Eglise visible. La paroisse, qui élit son pasteur, n’est pas de droit divin. Le pouvoir sur les âmes appartient à Dieu seul. En 1539, il fait de l’Eglise invisible la mère des fidèles, mais il passe assez vite à l’Eglise visible, institution voulue par Dieu. On suggère une raison pour ce déplacement d’accent: un certain nombre de protestants restaient extérieurement catholiques; Calvin devait réagir. En 1559, c’est l’Eglise visible qui prend le titre de mère: elle ne l’est, cependant, que par l’exposition de la vraie doctrine; la notion d’Eglise invisible n’est pas reniée; éclipsée elle reste présupposée.

Malgré la permanence du thème de l’Eglise invisible, les Réformateurs et leurs héritiers ont pensé de plus en plus couramment «l’Eglise visible» quand ils ont dit tout court «l’Eglise».

La continuité Ancien Testament-Nouveau Testament

Une construction soutient toute l’ecclésiologie réformée: la théologie de l’alliance de grâce. En substance, on la trouverait déjà chez Calvin, mais c’est le calvinisme postérieur qui l’a élaborée et a souligné son rôle fondamental.

Cette théologie opère une distinction et une assimilation. Distinction: il est primordial d’observer la différence entre l’alliance de prédestination au salut, conclue par Dieu avec le Christ selon Jean 6.37×Jean 6.37 37 Tous ceux que le Père me donne viendront à moi et je ne mettrai pas dehors celui qui vient à moi.
, et l’alliance de grâce, conclue par Dieu avec le Père des croyants, Abraham. La première concerne les seuls élus, donnés par le Père au Fils, et assure infailliblement qu’ils obtiendront la vie éternelle. La seconde concerne Abraham et sa postérité, qui compte élus et réprouvés, et se caractérise par la combinaison d’une promesse et d’une exigence de réponse.

Assimilation: l’alliance de grâce reste essentiellement identique à elle-même au cours des âges; les différences entre l’AT et le NT sont des différences d’administration de portée limitée. Le système national d’Israël était une administration visible de l’alliance, qui englobait élus et réprouvés. L’Eglise visible correspond directement à Israël, et bien sûr, on en distingue l’Eglise invisible. Pas plus qu’Israël l’Eglise visible ne possède l’infaillibilité au sens catholique. Elle peut être pour un temps obscurcie.

Reproches possibles

La minceur du fondement biblique

L’inclusion des enfants de croyants, comme tels, dans l’Eglise visible, ne repose sur aucune base sûre dans le NT. La déviation qu’est le multitudinisme et l’usage abusif de la parabole de l’ivraie laissent penser que cette addition a été malheureuse.

Le malentendu de l’alliance

Aux yeux des réformés, la base biblique de leur ecclésiologie est constituée par la théologie de l’alliance. La nouveauté du Nouveau Testament s’y trouve comme aplatie, exsangue. Les données bibliques suggèrent que l’on appartenait au peuple de l’alliance, par voie de naissance. Jean-Baptiste et Jésus ne contestent pas l’appartenance des pharisiens au peuple de l’ancienne alliance, mais la valeur, pour la relation avec Dieu, de cette appartenance. La foi définit le véritable Israël en Israël, avec la notion de Reste.

La tendance unitaire

La Réforme a été une réaction monothéiste. Les slogans avec le mot “seul” proclament la portée de l’unité-unicité divine. Le calvinisme, spécialement, met l’accent sur la majesté abrupte du Souverain. On a parfois parlé d’islam de la chrétienté; il est plus juste de remarquer combien les réformés ont été à l’aise avec l’Ancien Testament, où l’emporte, précisément l’accent sur l’unité de Dieu. On peut se demander si l’attention s’est assez arrêtée sur la trinité de Dieu, si la mission propre et distincte du Saint-Esprit a été mise assez en valeur.

C. La conception anabaptiste-évangélique

En 1524, Conrad Grebel, collaborateur de Zwingli, refuse de faire baptiser son enfant, alors que le baptême est obligatoire d’après la loi civile. La réaction de Zwingli, qui persécute les anabaptistes, est probablement due à la crainte de voir Zurich redevenir catholique.

Puis, les anabaptistes ayant été marginalisés en ces temps de chrétienté, la réforme radicale a resurgi des côtés congrégationaliste et baptiste à la fin du 16e siècle et au début du 17e siècle. D’autres rameaux se sont constitués au 18e siècle, avec le réveil méthodiste; au 19e siècle avec les assemblées de frères et les Eglises libres; au 20e siècle avec le pentecôtisme.

Au cours d’un synode tenu en février 1527 à Schleitheim, les anabaptistes fixèrent les principes d’organisation des Eglises:

  1. Le baptême ne doit être accordé qu’à ceux qui se sont repentis et qui croient que leur péché à été enlevé par Christ.
  2. La discipline ecclésiastique doit être exercée conformément à Matthieu 18.
  3. Ceux qui participent à la fraction du pain doivent avoir préalablement unis au corps de Christ par le baptême.
  4. Les croyants doivent se séparer du monde et du mal. Ils ne doivent pas faire usage du glaive.
  5. Les Eglies locales élisent leur pasteur qui reste responsable devant elles.
  6. Les chrétiens n’ont pas leur place parmi les autorités de ce monde.
  7. Ils ne doivent pas prononcer de serment.

Perspectives fondamentales

La notion d’engagement personnel

La compréhension du baptême marque celle de l’ecclésiologie: il y a un engagement, une foi personnelle. Le pendant de la circoncision n’est pas le baptême, mais la circoncision intérieure qu’est la régénération.

La mise en relief de l’œuvre du Saint-Esprit

Il y a mise en relief de l’œuvre de l’Esprit, œuvre accomplie dans le croyant. Le baptême dans le Saint-Esprit est nettement distingué du baptême d’eau. On souligne sa mission distincte de celle du Fils, sa liberté, l’expérience intérieure qui permet de connaître.

La distinction des corps

La logique de la profession professante est d’annoncer l’Eglise corps du Christ, mais en distinguant bien entre Jésus-Christ la tête et le corps métaphorique qu’est l’Eglise, et en distinguant aussi entre le corps individuel de Jésus, sorti du tombeau et monté au ciel, et son corps spirituel, social, métaphorique, qu’est l’Eglise.

Reproches possibles

La tendance au séparatisme

Les églises de professants manquent peut-être de volonté de maintenir l’unité visible. L’Eglise locale est censée être l’expression de l’Eglise universelle dans un lieu. Les Eglises de professants ont de réelles différences entre elle, entre les dénominations: des différences disciplinaires, de confession de foi. Des restrictions à la collaboration s’ensuivent. Il faut reconnaître que cette situation est inconnue du NT et que la notion d’Eglise universelle se perd dans la brume.

La tendance à l’anarchie

Il suffit de changer d’Eglise, de dénomination, si l’on ne veut pas subir l’exercice de la discipline dans son assemblée ou si l’on n’est pas content.

La tendance à l’orgueil

La notion d’engagement personnel et d’expérience peut faire mépriser ceux qui ne partagent pas ces aspects-là.