Le recul manque aux historiens pour faire le tri des événements, des idées et des tendances profondes qui ont marqué l’histoire du christianisme de ce dernier siècle. Mais on peut d’ores et déjà parier qu’ils retiendront l’avènement de l’œcuménisme comme un phénomène majeur, même si ce mouvement n’a pas encore donné tous ses fruits.
En cet automne 1910, à la Conférence universelle des missions protestantes d’Edimbourg, plusieurs délégués d’Afrique et d’Asie clament le scandale qu’ils ressentent au spectacle de la division confessionnelle des missionnaires venus évangéliser leurs pays. La majorité des 1200 délégués s’émeut, et le rapport final de la conférence mentionne «la nécessité de chercher, dans chaque pays non chrétien, à implanter une Eglise qui ne soit pas divisée.» Edimbourg signe l’acte de naissance de l’œcuménisme, cette tentative de restaurer l’unité des chrétiens.
L’œcuménisme traverse tout le XXe siècle, et n’a pas fini de donner ses fruits. Il est né en dehors du catholicisme. Au XIXe siècle déjà, certains courants protestants ont voulu remédier à la dispersion mondiale de leurs membres, en créant de grandes associations confessionnelles.
La division des chrétiens présentant essentiellement deux aspects, l’un théologique et l’autre pratique, deux mouvements parallèles naissent dans le sillage de la conférence d’Edimbourg, «Life and Work» (Vie et Activité) en 1925, et «Faith and Order» (Foi et Constitution) en 1927. Tandis que le premier s’intéresse aux possibilités de coopération concrète, le second examine les questions doctrinales. Outre les protestants, des orthodoxes participent à ces deux mouvements. Ceux-ci se réunissent à nouveau parallèlement en 1937 et conviennent de l’impossibilité de dissocier doctrine et pratique. Le principe d’une union au sein d’une organisation qui regrouperait les différentes églises est accepté. Le Conseil œcuménique des Eglises (COE) voit le jour à Amsterdam en 1948. Il n’est en aucune façon une super-Eglise, mais un lieu d’échanges, de rencontres et d’études. L’Eglise catholique n’en fait pas partie mais collabore à la recherche théologique. Les Eglises membres se réunissent en assemblée plénière environ tous les sept ans.
L’Eglise catholique a dans un premier temps condamné l’œcuménisme. Estimant qu’elle détenait seule «la vérité», elle ne pouvait envisager que l’unionisme, c’est-à-dire une réunion de tous les chrétiens au sein du catholicisme. Pie XI a même interdit aux catholiques de participer aux réunions de «Life and Work» et de «Faith and Order». Mais cette position anti-œcuménique allait pourtant vite se révéler intenable.
Des contacts informels liaient catholiques et protestants depuis la fin du XIXe siècle. Dans la première moitié du XXe siècle, ils vont devenir plus fréquents tout en restant officieux. Signalons en particulier la création du groupe des Dombes en 1937, qui continue aujourd’hui à produire régulièrement des rapports de haute tenue théologique. L’année 1937, considérée comme une grande année œcuménique, voit aussi la publication d’un ouvrage décisif du théologien catholique français Yves Congar, Chrétiens désunis. Essai d’un œcuménisme catholique, qui appelle à un dialogue actif entre grandes confessions chrétiennes.
C’est l’époque où la pensée catholique connaît un renouveau et prend ses distances à l’égard de la théologie néoscolastique lancée par Léon XIII à la fin du 19e siècle. Ce renouveau s’accompagne non seulement de travaux sur l’unité chrétienne, mais aussi d’une nouvelle perception de Luther, considéré jusqu’alors dans le monde catholique comme un homme immoral, qui avait voulu accorder la doctrine chrétienne à son psychisme défectueux.
En 1937, le théologien luxembourgeois Joseph Lortz publie un livre qui réhabilite Luther et sa théologie. Enfin, toujours en 1937, des catholiques participent d’une façon informelle aux deux grandes réunions de «Life and Work» et de «Faith and Order». Eugenio Pacelli, qui accède au trône pontifical en 1939 sous le nom de Pie XII, modère les ardeurs œcuméniques et réformatrices de grands théologiens tels qu’Yves Congar et Henri de Lubac. Tout en souhaitant l’unité, il prend des initiatives qui refroidissent les protestants.
Il faudra en fait attendre le concile Vatican II pour voir l’Eglise catholique s’engager activement dans le dialogue avec les autres chrétiens. Afin d’assurer au concile un caractère œcuménique, Jean XXIII crée le «Secrétariat pontifical pour promouvoir l’unité des chrétiens». Paul VI en fera un organe permanent de la curie. Le secrétariat est à l’origine des documents majeurs que sont le décret sur l’œcuménisme (Unitatis redintegratio), la déclaration sur les religions non chrétiennes (Nostra aetate) et la déclaration sur la liberté religieuse (Dignitatis humanae).
Jean XXIII invite aussi des observateurs des autres confessions chrétiennes aux débats du concile. La conception de l’œcuménisme qui émerge de Vatican II n’a plus rien à voir avec l’unionisme d’un Benoît XV ou d’un Pie XI. Les documents du concile montrent clairement que l’Eglise catholique a décidé de s’engager dans un dialogue d’égal à égal, sans plus prétendre imposer sa vérité aux autres confessions. La mise en œuvre d’une telle conception ne va pourtant pas sans difficulté.
L’après-concile voit se multiplier les dialogues bilatéraux entre les traditions chrétiennes. L’un de ces dialogues a abouti récemment à une avancée œcuménique historique: le 31 octobre 1999, catholiques et luthériens ont signé à Augsbourg une Déclaration commune sur la doctrine de la justification, qui divisait les deux traditions depuis plus de quatre siècles. Anglicans et catholiques ont trouvé des accords doctrinaux dans des domaines aussi sensibles que l’eucharistie, le ministère et l’autorité dans l’Eglise. En 1973, luthériens et réformés d’Allemagne ont enterré leurs divisions à Leuenberg en trouvant un accord sur l’eucharistie, qui était un point majeur de discorde depuis 1528.
Il est d’usage de dire aujourd’hui que l’œcuménisme est en crise. Le dialogue entre orthodoxes et catholiques est entré depuis quelques années dans une phase difficile, même si les excommunications mutuelles prononcées en 1054 ont été levées en 1965 par le pape Paul VI et le patriarche de Constantinople Athénagoras. Le développement du nationalisme orthodoxe dans les pays de l’Est après la chute du communisme, le prosélytisme catholique dans ces pays et la primauté du pape restent pour l’instant des obstacles majeurs à toute unité.
De même, les relations entre orthodoxes et protestants au sein du COE ont subi un coup de froid depuis le départ en 1998 de la Géorgie et de la Bulgarie. Les orthodoxes souffrent de leur faible représentation au sein du COE, majoritairement protestant, et se cabrent devant des préoccupations trop séculières à leur goût. Les relations entre catholiques et anglicans se sont également raidies depuis que ces derniers ont décidé de conférer l’ordination aux femmes.
Par ailleurs, l’émergence de mouvements fondamentalistes, qui interprètent la Bible au pied de la lettre et qui se montrent fermés à tout dialogue, pose à l’œcuménisme des problèmes d’un nouveau type. Ces groupes charismatiques, à l’œuvre tant au sein du catholicisme que du protestantisme, attirent des fidèles de plus en plus nombreux. Malgré ces difficultés, les Eglises continuent à se rencontrer et à chercher la voie de l’unité, qui n’est aujourd’hui concevable que dans la différence.
Il est temps d’évoquer maintenant les développements que les traditions chrétiennes occidentales ont connus en dehors du mouvement œcuménique. Tandis que la pensée protestante a amorcé un virage libéral au XIXe siècle, l’Eglise catholique a cherché à restreindre la recherche théologique et le développement des études bibliques. En 1907, Pie X condamne le modernisme dans le décret Lamentabili et l’encyclique Pascendi. En 1910, il crée le serment antimoderniste, auquel sont astreints les clercs. Une association secrète organisée par un prélat du Vatican, dite la Sapinière, fait la chasse aux sorcières modernistes. L’apaisement ne viendra qu’en 1943, avec une encyclique du pape Pie XII qui encourage la recherche exégétique.
Côté politique, le Vatican retrouve un statut grâce aux accords du Latran conclus en 1929 avec Benito Mussolini. Etat de quelques dizaines d’hectares, le Vatican peut désormais entretenir des relations diplomatiques et jouer un rôle sur la scène internationale. Alors que l’Allemagne marche vers la guerre, le Vatican conclut un concordat avec ce pays, qui octroie des avantages à l’Eglise catholique. Ces derniers se révéleront trompeurs par la suite.
L’attitude de l’Eglise catholique et de Pie XII durant la Seconde Guerre mondiale sont encore aujourd’hui des sujets de recherche brûlants. Il est vrai que l’Eglise, paralysée par sa terreur du communisme, ne s’est pas montrée à la hauteur de la situation en entretenant une collaboration avec les nazis et les fascistes.
Les Eglises protestantes n’ont pas fait mieux. Le Conseil provisoire des Eglises évangéliques d’Allemagne a d’ailleurs publié en 1945 une déclaration de repentir – la Confession des péchés de Stuttgart – pour le manque de résistance des Eglises face au nazisme. Cependant, on aurait tort de faire des généralisations hâtives. Dans les deux camps, des chrétiens se sont levés pour lutter spirituellement contre les totalitarismes, et nombreux sont ceux qui ont laissé leur vie dans ce combat, comme le célèbre théologien protestant Dietrich Bonhoeffer.
Dans le contexte social, culturel, intellectuel et politique bouleversé de l’après-guerre, l’Eglise catholique ne pouvait plus tourner le dos à la modernité. Jean XXIII sera l’artisan de l’ouverture de l’Eglise au monde. A la surprise générale, le nouveau pape convoque un concile le 25 janvier 1959, qui s’ouvre le 11 octobre 1962. 2400 Pères y participent, ainsi que des supérieurs d’ordres religieux et des théologiens. Lorsque Jean XXIII meurt le 3 juin 1963, son successeur Paul VI décide aussitôt la poursuite des travaux du concile. Celui-ci a duré trois ans, jusqu’en 1965, et comporté quatre sessions.
Jean XXIII avait conçu le concile comme un aggiornamento de l’Eglise. Les 16 documents promulgués sont marqués du sceau du renouveau, mais contiennent également des ambiguïtés qui prêtent à confusion. Quatre d’entre eux, appelés «constitutions», sont de la plus haute importance. La constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde actuel, Gaudium et spes, est celle qui a ouvert les portes de la modernité à l’Eglise. Celle-ci ne peut plus ignorer l’évolution de la société; elle se doit d’entrer de plain-pied dans le monde. L’athéisme n’est pas condamné, et l’Eglise est appelée à en chercher les causes. Un Secrétariat pour les non-croyants est créé à cet effet en 1965. Deux autres constitutions apportent des innovations importantes dans les domaines de la liturgie et du gouvernement de l’Eglise (définition du principe de collégialité).
L’après-concile s’est révélé plus difficile que prévu. Les conséquences de Mai 68 se répercutent sur la vie religieuse. De nombreux prêtres quittent le sacerdoce pour vivre de façon laïque. Le 25 juillet 1968, Paul VI publie l’encyclique Humane vitae sur la régulation des naissances. Il s’oppose à toute méthode qui ne serait pas naturelle et condamne les moyens de contraception. Très nombreux sont les catholiques qui refusent d’accepter une telle ingérence dans leur vie privée et qui s’éloignent de Rome. L’autoritarisme romain sort de cette crise fortement ébranlé. A l’heure actuelle, il reste très contesté. Par ailleurs, les innovations de Vatican II n’ont pas l’heur de plaire à l’aile droite de l’Eglise. Une minorité réactionnaire se constitue autour de Mgr Lefebvre, qui sera excommunié en 1988.
Aujourd’hui, des voix appellent à un nouveau concile, alors que Vatican II n’a pas encore déployé tous ses effets. Mais les contradictions que contiennent les textes sont susceptibles d’interprétations divergentes. Jean Paul II a choisi une lecture conservatrice de Vatican II, ce que beaucoup de catholiques déplorent.
Du XXe siècle protestant, on retiendra essentiellement le développement extraordinaire d’une pensée théologique en prise sur le monde moderne, au sein de laquelle s’expriment des courants divergents. L’un des plus grands théologiens de ce siècle, sinon le plus grand, est le Bâlois Karl Barth (1886-1968).
Son œuvre immense fait prendre à la théologie un virage décisif, qui l’éloigne du libéralisme du XIXe siècle et de ses préoccupations historiques et anthropocentriques. Barth propose une théologie dialectique qui se concentre sur la transcendance de Dieu, radicalement différent de l’homme, et sur le contenu de la foi. Le théologien bâlois veut laisser Dieu parler de l’homme, et non l’homme de Dieu. Barth a aussi voulu proclamer l’Evangile aux hommes de son temps. Il a montré l’exemple en s’opposant farouchement au nazisme, ce qui lui a valu la perte de sa chaire à Bonn.
Rudolf Bultmann, professeur à l’Université de Marburg, appartient à la même génération que Karl Barth. Son exégèse du Nouveau Testament l’a rendu célèbre en même temps qu’elle déclenchait une violente polémique. Bultmann est l’artisan de la «démythologisation» de la Bible. Il ne s’agit pas de réduire l’Evangile à un mythe, mais de le dépouiller de ses aspects mythiques, comme par exemple les miracles ou la naissance virginale de Jésus, afin de lui restituer sa signification existentielle et de rendre ainsi son message intelligible aux hommes du XXe siècle. Si ce langage mythique convenait à la société du Ier siècle, il est devenu un obstacle aujourd’hui. Le théologien est appelé à faire ce travail d’épuration. En s’appuyant sur la méthode historico-critique, Bultmann a aussi montré que les évangiles ne sont pas une histoire précise des faits et gestes de Jésus, mais une prédication.
Dietrich Bonhoeffer est un des théologiens protestants les plus marquants de l’après-guerre. Il a été exécuté par les nazis en 1945, à l’âge de 39 ans, pour avoir participé à un complot contre Hitler en 1943. En prison, il prend des notes qui vont le rendre célèbre. Découvertes en 1951, elles paraissent sous le titre de Résistance et Soumission. Le théologien prend acte du fait que le monde vit désormais sans Dieu. Faut-il pour autant renoncer à annoncer l’Evangile? Non, bien sûr. Mais puisque les hommes sont devenus areligieux, il convient de transmettre le message chrétien de manière non religieuse, c’est-à-dire de révéler à l’homme qu’il doit s’engager totalement dans le monde pour les autres.
La vraie foi, pour Bonhoeffer, consiste à se mettre au service des autres, et non pas à se perdre en considérations métaphysiques. Quant aux croyants, ils doivent opter pour une vie chrétienne discrète, afin de préserver les mystères de la foi dans un monde marqué par l’absence de Dieu.
Par Patricia Briel, www.letemps.ch
1905 | Le Sénat français ratifie la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat |
1937 | Le pape Pie XI dénonce le national-socialisme dans l’encyclique Mit Brennender Sorge |
1937 | Staline fait emprisonner des milliers de prêtres et ferme les Eglises |
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1948 | Création du Conseil œcuménique des Eglises |
1949 | Sept protestants, dont Frère Roger Schutz, fondent la communauté de Taizé en Bourgogne |
1962 | Début du deuxième concile du Vatican |
1968 | Le prédicateur Martin Luther King est assassiné |
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1978 | Paul VI meurt le 6 août. Jean Paul Ier lui succède, mais décède 33 jours après. Karol Wojtyla accède au trône pontifical sous le nom de Jean Paul II |
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1994 | L’Eglise anglicane consacre des femmes prêtres |
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