Les chrétiens croient en un Dieu incarné. Mais qu’est-ce que cela signifie? Quelle est l’importance de cette doctrine? Comment en est-on arrivé à sa formulation? Et, surtout, qu’est-ce que cela change, pour nous, de croire en un Dieu incarné?
Qu’entend-on par le terme «incarné»?
L’incarnation est le processus par lequel un être spirituel prend une forme charnelle. A proprement parler, elle ne s’applique qu’à Jésus-Christ, le Fils de Dieu qui s’est volontairement revêtu d’un corps humain et de la nature humaine.
Il ne s’agit pas d’une divinisation – ce n’est pas un homme qui s’élève jusqu’à Dieu – ni d’une théophanie – ce n’est pas un Dieu qui emprunte temporairement une apparence humaine – mais d’un phénomène unique dans l’histoire: Jésus-Christ combine la nature paternelle, puisqu’il est Dieu, et la nature maternelle puisqu’il est humain. Les deux natures ne sont pas juxtaposées, ni diminuées, mais intimement unies dans une seule personnalité.
Les termes «incarnation» ou «incarné» n’apparaissent pas dans la Bible, mais ils reposent sur une formulation biblique puisqu’ils viennent de mots latins signifiant «dans la chair» (in et car, carnis): voir Jean 1.14 , 1 Timothée 3.16.
Quelle est l’importance de la doctrine de l’incarnation?
La doctrine de l’incarnation est une pierre de touche de la confession de foi chrétienne. L’apôtre Jean le précise dans ses épîtres: 1 Jean 4.2 , 2 Jean 7 .
Pourquoi cette importance? Elle est probablement liée à l’objectif de l’incarnation: si Jésus-Christ est venu comme homme-Dieu, c’est pour accomplir l’œuvre de notre salut. Voir Galates 4.3-6 ; Romains 8.1-4 ; Hébreux 10.1-14 .
En 1098, Anselme a résumé la question à sa manière en écrivant (Cur deus homo) que le péché était une offense d’une infinie gravité à l’honneur de Dieu. L’honneur de Dieu exigeait qu’il inflige une punition de gravité correspondante (l’enfer) ou que l’homme offre une satisfaction suffisante. Or l’homme en était incapable. Seul Dieu pouvait offrir une telle satisfaction, et c’est pourquoi il a fallu qu’il se fasse homme. Seul l’homme devait, et seul Dieu pouvait.
Comment en est-on arrivé à une formulation doctrinale?
Plusieurs textes bibliques montrent à la fois la divinité et l’humanité de Jésus-Christ. Mais il n’y a pas de formulation théorique synthétique comme nous en avons l’habitude dans notre culture gréco-romaine (plus abstraite que la culture hébraïque).
Le Nouveau Testament affirme que Jésus-Christ a été conçu par le Saint-Esprit divin mais aussi d’une femme tout ce qu’il y a de plus humaine: Matthieu 1.18-23 ; Romains 9.3-5 .
Le Nouveau Testament affirme aussi que Jésus a connu le développement physique, intellectuel et spirituel d’un être humain, depuis la conception et la naissance en passant par la croissance jusqu’à l’âge adulte. Jésus a dû apprendre pour savoir, sans que cela implique des erreurs ou des imperfections. Mais il était conscient dès sa jeunesse de sa divinité: Luc 2.47-52 .
Pour venir sur la terre, il a renoncé à la gloire céleste qu’il avait avant la fondation du monde, monde dont il est le créateur: Jean 17.5 ; Colossiens 1.15-17 .
Il a connu les limitations humaines, notamment la faim, la soif, la fatigue: Matthieu 4.2 ; Jean 19.28 ; Jean 4.6 .
Il a connu des émotions: Jean 12.27 ; Luc 19.41 ; Matthieu 26.37 .
Dans la réalité de son humanité, il pouvait ne pas faire usage de sa toute-science: Marc 13.32 .
Jésus a connu la mort. Ressuscité, il ne perd pas sa nature humaine. Il garde son corps de chair et d’os: Luc 24.39 .
C’est en tant que Fils de l’homme qu’il reviendra sur les nuées du ciel et qu’il procédera au jugement dernier. Son humanité participe donc désormais à la gloire de sa divinité. C’est en tant qu’homme sacrifié qu’il est adoré au ciel: Matthieu 24.30 ; 25.31 ; Actes 17.30-31 ; Apocalypse 5.6-8 .
La formulation plus théorique intervient au cours des 4e et 5e siècles de l’histoire de l’Eglise, lors de conciles «œcuméniques» convoqués par les empereurs romains pour la paix de l’Empire agité par des disputes doctrinales.
Disciples d’Ebion et issus du judéo-christianisme, les ébionites ne voient en Jésus qu’un simple homme né sans miracle mais revêtu de la puissance d’en-haut, le Saint-Esprit. Suite à son obéissance à la loi et à la volonté de Dieu pour lui, il a été élevé par Dieu, glorifié comme Dieu. Vers 190, Théodote de Byzance enseigne à Rome une version systématisée, dite adoptianiste, de cette christologie. Il admet la naissance virginale, mais Jésus n’est qu’un homme, qui a été adopté par Dieu lors de son baptême. Les gnostiques, pour la plupart partisans du docétisme et combattus par l’apôtre Jean, réduisent, eux, l’humanité de Christ à une apparence plus ou moins inconsistante. Ils refusent l’idée d’union véritable entre le Révélateur-Sauveur céleste avec la chair et le monde matériel.
Arius, prêtre d’Alexandrie, veut en 318 maintenir un monothéisme strict et affirme que le Fils n’est qu’une super-créature de Dieu: il fut un temps où il n’était pas. Les débats du concile de Nicée, tenu en 325, aboutissent à la condamnation de l’arianisme et à la formulation suivante: «Nous croyons… en un seul Seigneur Jésus-Christ le Fils de Dieu, monogène engendré du Père, c’est-à-dire de l’essence (ousia) du Père, Dieu de Dieu, Lumière de Lumière, vrai Dieu de vrai Dieu, engendré et non fait, consubstantiel (homoousios, d’une seule et même essence) au Père, par lequel tout est venu à l’existence, tant ce qui est dans le ciel que ce qui est sur la terre; qui, pour nous les hommes et pour notre salut, est descendu et a été fait chair, a été fait homme, a souffert, est ressuscité le troisième jour, est monté aux cieux, et vient juger les vivants et les morts…»
Au 5e siècle, un certain Nestorius prêche contre le titre de theotokos, «mère de Dieu», conféré à Marie, et présente Christ sous des traits qui le font ressembler plutôt au temple et instrument de la divinité. Lors d’un concile à Ephèse en 431, le nestorianisme est condamné. Le monophysisme, défendu notamment par le moine Eutychès, voit une seule nature en Christ, la nature humaine étant absorbée par la nature divine.
Ainsi, le concile de Chalcédoine (451) précise encore les choses. Il confesse: «un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus-Christ, parfait quant à la divinité et parfait quant à l’humanité, vraiment Dieu et vraiment homme (d’âme raisonnable et de corps), consubstantiel au Père selon la divinité, consubstantiel à nous, selon l’humanité, semblable à nous en tout hormis le péché, engendré du Père avant tous les siècles selon la divinité, et, le même, de la vierge Marie, mère de Dieu, dans les derniers jours et pour notre salut, selon l’humanité, un seul et même Christ, le Fils, le Seigneur, le Monogène, révélé en deux natures sans confusion, sans transformation, sans division, sans séparation car la différence des natures n’est nullement supprimée par l’union – bien plutôt, les propriétés de chaque nature sont sauvegardées et concourent pour former une seule personne (prosopon) et une seule hypostase (sujet qui porte les natures).»
Qu’est-ce que cela signifie pour nous de croire en un Dieu incarné?
Dans le bouddhisme, on envisage plutôt une élévation de l’homme vers Dieu que l’inverse. Dans l’islam et le judaïsme, on refuse l’idée de l’incarnation de Dieu. Les pharisiens étaient scandalisés que Jésus se prétende l’égal de Dieu: Jean 5.18 .
– Le fait que Dieu a pris un corps humain et a assumé le physique humain implique que, contrairement à la pensée grecque et gnostique, il ne méprise pas le monde matériel. Nous n’avons donc pas à chercher à échapper au monde matériel ou à le mépriser, mais à le respecter comme créé par Dieu et comme bon (Genèse 1).
– L’incarnation implique un degré de révélation supplémentaire par rapport à Dieu. Des hommes ont pu voir Dieu vivre et parler «en direct»: Jean 1.14 , 18 .
– Dieu a non seulement parlé le langage des hommes, mais il a vécu la vie des hommes. Il est un Dieu qui comprend ce que cela fait d’être humain, d’être limité. Nous pouvons donc lui confier tout ce que nous ressentons en sachant qu’il comprend et qu’il est capable de nous aider en connaissance de cause.
- Il a connu des angoisses profondes, et même la difficulté d’obéir à la volonté de Dieu: Matthieu 26.37-42 .
- Il a connu la difficulté de vivre en étant incompris et méprisé, même par ses proches. D’ailleurs, il sait aussi ce que signifie être victime d’une injustice, et dans son cas il s’agissait d’injustices extrêmes qui lui ont coûté la vie: Jean 7.3-5 ; Marc 3.21 ; Esaïe 53.1-3 , 7-9 .
– Il a connu la tentation: tentation du pouvoir, tentation de la solution de facilité, tentation d’asservir Dieu à ses propres désirs. Mais il n’a pas cédé. Et il peut nous apporter le secours nécessaire: Matthieu 4.3-10 ; Hébreux 2.9-18 ; 4.11-16 .
– Jésus n’est pas venu comme un roi, mais comme un serviteur. Et pour lui, il était évident que c’était un exemple à suivre par ses disciples: Philippiens 2.3-11 ; Jean 13.1-5 , 12-17 ; Marc 10.42-45 .